Un mystérieux lactaire

Résumé: Les auteurs décrivent une récolte d'un lactaire de la section Zonarii dont le lait avait la propriété de virer rapidement au rose à l'émersion.

INTRODUCTION

Lors de la session 2002 de la SMS au Liebfrauenberg (67), Dominique SCHOTT a trouvé un lactaire que personne n'a pu déterminer sur place, malgré tous les efforts de Paul HERTZOG et de bon nombre de congressistes. Il faut dire que cette trouvaille n'a été effectuée que le samedi 19 octobre (avant-dernier jour de la session). Devant cet état de fait, Didier ARGAUD a réalisé quelques photos et préparé in extremis un exsiccatum, qui ont été envoyés à Marcel LECOMTE, lactariophile passionné.
Le caractère le plus marquant était un lait devenant rose à l'émersion, avant de grisonner !

N'étant pas présent, M. LECOMTE a reçu par voie postale deux diapositives et un exsiccatum d'un demi champignon, ainsi que la description suivante :

lait devenant nettement et rapidement rose à l'émersion

pied avec scrobicules très nettement marqués

chapeau légèrement mais nettement zoné

dimensions du chapeau : 20 à 25 cm de diamètre

en séchant, la chair du pied grisonne, sauf la partie centrale qui jaunit

habitat : sous feuillus en terrain calcaire

Il nous semble évident, macroscopiquement, qu'on ne se trouve pas dans la section des Plinthogali (Fuliginosi) ni en face d'un L. vellereus var. hometii : cela constitue donc un réel problème !

DESCRIPTION

Examen microscopique (réalisé par M.LECOMTE)
Une première étude minutieuse a été réalisée en janvier 2003 dès réception des exsiccata en utilisant du rouge Congo ammoniacal ; un second examen de contrôle a été reconduit en mars 2004 avec l'aide cette fois du ramollisseur de CLÉMENÇON comme regonflant et ensuite le rouge Congo SDS comme colorant ; le réactif de MELZER a été employé comme révélateur du caractère amyloïde de l'ornementation sporale.
Voici le résultat de ces investigations:

Spores :
l'examen et les mesures n'ont pas été réalisés au départ d'une sporée, mais au départ de fragments de lames de l'exsiccatum ; cependant, on peut considérer, vu la taille du spécimen, qu'on se trouve en face d'un exemplaire mature.
forme générale : sub-ovales à sub-rondes, certaines (rares) nettement elliptiques, de 7,2-8,3 µ x 6,1-6,9 µ (mesures effectuées sur 50 spores).

ornementation amyloïde formée de crêtes fines (épaissies par endroits) et basses interconnectées en un réseau visiblement incomplet ; présence également de verrues +/- coniques

ailettes de 0,5 à 0,7 µ maximum ; réticule évident à mailles ouvertes et connectifs assez épais, apicule peu visible (car peu amyloïde)

dans le Congo ammoniacal, puis dans l'eau, ces spores apparaissent guttulées (généralement une grosse guttule unique) et l'apicule est visible très nettement (1,5 à 2 µ)

zone supra-apiculaire sublisse à ponctuée (selon les spores observées), non amyloïde, peu remarquable et mal délimitée.

Lactarius zonarius var. roseofluens ad. int. Spores et basides - Photo M. Lecomte

Cuticule : Le peu que nous ayons pu observer indique clairement que nous ne sommes pas dans les Rhyzocybes. Il nous a été impossible de réaliser une coupe correcte dans l'épicutis. Cependant, les essais réalisés nous amènent à penser qu'il s'agit d'un pileipellis du type ixocutis, à hyphes filamenteuses. Nous n'avons pu mettre en évidence avec certitude la présence d'un gélin de recouvrement.

Arête de lame : observée dans l'eau, après coloration au Rouge Congo ammoniacal ou SDS ; fragment non écrasé ; basides très visibles, avec cystides +/- clavées et à extrémité arrondie, contenant des inclusions, saillantes de l'arête sur 20 à 25 µm

Cystides : cylindro-clavées sur le bord de la lame, avec de temps en temps des spécimens +/- mucronés ; dimensions : 43-45 x 9-10 µm. Gloéocystides (se dit de cystides SF+) peu abondantes cylindriques atténuées clavées. Contenu formé de granulations noircissant plus ou moins dans la sulfovanilline. L'intensité de la réaction est variable, de très nette à quasiment nulle. Cheilocystides fusoïdes mucronées ; dimensions : 30-34 x 5-6 µm
Pleurocystides assez rares, sinueuses et appointies ; dimensions : 46-58 x 5-6 µm

Basides : non cloisonnées, tétrasporiques, assez cylindriques et régulières, légèrement clavées à la base ; dimensions : 49-53 x 9-10,5 µm ; pas d'observation de boucles à la base, stérigmates jusqu'à 7-8 µm

Récolte: 19.10.2000 Langensoultzbach(67), sous hêtre, en terrain argilo-calacaire, leg. D. SCHOTT.
Numéro d'herbier Didier ARGAUD : DA-02 125.
Numéro d'herbier Marcel LECOMTE : 2002113001

COMMENTAIRES

une première approche macroscopique nous dirige d'emblée vers la section des Zonarii et plus particulièrement vers L. zonarius ou L. acerrimus

certains auteurs attribuent à L. zonarius une chair +/- rosissante à l'air, à la base du pied puis grisonnante (L. acerrimus a une chair non rosissante et à peine grisonnante)

l'habitat correspond : feuillus en terrain calcaire

la présence de scrobicules n'est pas dérangeante puisque KÜHNER & ROMAGNESI ont décrit une var. scrobipes

le lait de zonarius devient âcre

microscopiquement, la présence de cystides nombreuses et parfaitement évidentes correspond bien à zonarius

l'ornementation des spores est ressemblante à zonarius

les dimensions des spores et des basides correspondent à zonarius

il y a évidemment une différence entre chair rosissante et lait rosissant !

la taille est largement au-dessus des normes relevées

Il est triste qu'aucune expérimentation chimique n'ait été réalisée sur le frais

CONCLUSION

Nous avons le sentiment que deux possibilités s'offrent à nous :
· nous sommes en face de Lactarius zonarius var. scrobipes KÜHNER & ROMAGNESI, présentant une forme individuelle vraisemblablement tératologique sous l'action peut-être du substrat (degré d'humidité et composition chimique du sol).
· nous sommes en présence d'une nouvelle variété de L. zonarius que nous pourrions appeler provisoirement Lactarius zonarius var. roseofluens ad. int.

Mais, laissons la porte ouverte à d'autres interprétations futures en parlant de Lactarius sp. tout simplement ! Il est certain à nos yeux qu'une publication à ce stade d'une nouvelle forme, variété ou espèce basée sur une seule récolte serait hasardeuse et mal venue ! Ne tombons pas dans ce travers que pratiquent hélas trop de personnes, qui se précipitent, non pas pour aider la mycologie (car cela encombre les publications d'un tas de choses inutiles) mais pour glorifier leur nom ....
VANITE, quand tu nous tiens ! Il sera encore temps d'en parler quand nous le récolterons régulièrement en diverses stations.

REMERCIEMENTS

Nous remercions chaleureusement Paul PIROT qui a relu ce texte.

BIBLIOGRAPHIE

BASSO M.T., - Lactarius Pers, Fungi Europaei ., volume 7, Alassio, Mykoflora, 1999, 845 p.
BON M., - Clé monographique du genre Lactarius, Documents Mycologiques, fascicule 40 (1-85)
BON M., - Champignons d'Europe occidentale, France, Arthaud, 1988, 368 p.
COURTECUISSE R., 1986, - Clé de détermination macroscopique des champignons supérieurs des régions du Nord de la France, Société Mycologique du Nord, 473 p.
COURTECUISSE R., DUHEM B., 1994 - Les champignons de France, Guide encyclopédique. Paris, Eclectis, 448 p.
COURTECUISSE R., DUHEM B., 1994 - Guide des champignons de France et d'Europe. Lausanne , Delachaux & Niestlé, 478 p.
COURTECUISSE R., - Compléments à l'inventaire mycologique régional, Bull. Soc. Mycol. Nord 66 : 1999, fasc.2, 29-42
DÄHNCKE R.M. & S.M., 1980 - 700 Pilzen in Farbfotos, éditions AT Verlag Aarau, Stuttgart, 686 p.
FRAITURE A., WALLEYN R. & VERBEKEN A., 1998, - Clé de détermination des lactaires de Belgique (première partie), in Miscellanea Mycologica, n°56
HEILMANN-CLAUSEN J., VERBEKEN A. & VESTERHOLT J., 1998, - The Genus Lactarius, Fungi of Northern Europe, Vol.2, Thomas Laessoe, 287 p.
KÜHNER & ROMAGNESI, 1984, - Flore analytique des champignons supérieurs, Masson, 557 p.
LES LACTAIRES, 1987, Catalogue Ecologique des champignons supérieurs méditerranéens, Fascicule II : Annales de la Fédération des Associations Mycologiques Méditerranéennes
MARCHAND A., 1980 - Champignons du Nord et du Midi (Tome 6, Lactaires et Pholiotes), Société Mycologique des Pyrénées Méditerrannéennes, 290 p.
MARCHAND A., - Les lactaires de la section Plinthogali, in Bulletin de la Fédération Mycologique Dauphiné-Savoie, n° 72 de janvier 1979
PETREMENT B., - Les lactaires, 1995, 11ème journée du champignon, à Izel, 25 p.
PHILLIPS R., 1981, - Les champignons, Solar, 288 p.
PIROT P., 1999, - CD-rom : des champignons toute l'année
ROMAGNESI H., 1981, - Petit Atlas des champignons (3 volumes), Bordas